Tu ne veux pas en entendre parler. Il n’en est pas question ! L’idée de toucher de l’argent pour ça te donne des haut-le-coeur. Hershl insiste, il s’est occupé de tous les papiers.
Bien sûr, dit-il, ils ne pourront jamais assez payer pour ce qu’ils ont fait mais qu’il faut pourtant bien qu’ils payent d’une certaine manière.
Après de nombreuses discussions, tu acceptes d’aller porter le dossier à l’ambassade. Et la poste ? Non, il faut se présenter, répondre à des questions.
Queue sans fin qui longe le long mur de l’ambassade, les gens attendent l’ouverture depuis des heures, ils sont venus plus tôt pour avoir un bon numéro d’ordre.
Attendre avant ou après ! Tu te raisonnes pour ne pas repartir, tu as promis.
Tu te trouves bientôt coincée entre un vieux monsieur qui soulève sans arrêt sa casquette pour s’éponger le front et une petite dame trapue qui n’arrête pas de dire, dans un mélange subtil de français et de yiddish, qu’elle a mal aux jambes, que c’est une honte d’être reçue comme ça, ils auraient pu ouvrir plus tôt, ils voient bien le monde qu’il y a, ils attendent sûrement qu’on soit tous morts sur place, comme ça ils n’auront plus besoin de dédommager personne !
Au bout d’un moment, la femme te demande de lui garder sa place : Ich gaï khap’n a cafè, je reviens toud’svit !
Cet accent que tu sais si bien imiter, tu en sourirais si tu n’étais pas si mal à l’aise.
Marée humaine, la file d’attente s’allonge. Avant d’aller se placer, les nouveaux arrivants cherchent une tête connue, s’interpellent, parlent des affaires qui ne vont pas très fort,
Et ça, en pleine saison ! Et le fils ? Maintenant c’est un Doctèr ! Et la vôtre, elle va se marier j’ai entendu dire ! Mazel tov ! Oui, le houssen, il a une bonne situation, kein ayn horeh !
Tous des survivants, ne peux-tu t’empêcher de penser, mais pour chacun d’entre eux, combien de disparus ?
Par la suite, tu es convoquée chez un psychiatre assermenté. D’après son nom, il doit être français, mais tu en doutes rapidement, il a un fort accent allemand. Il te dévisage longuement, sans rien dire, il a des yeux de poisson mort. Il te demande ta carte d’identité, tu l’as oubliée. Tu dois subir un véritable interrogatoire, répertorier tes symptômes. Tu parles sans trop de conviction ; que fais-tu ici, pourquoi faut-il te mettre à nu devant ce type ? Il réfute sans peine tout ce que tu avances, minimisant les dommages, tu étais trop petite à l’époque, tu ne dois pas te souvenir. Tu lui parles de tes cauchemars, de tes angoisses, de ton manque de mémoire, il te demande cyniquement ce qui te fait croire que c’est dû à ça. Tu sors de son cabinet complètement anéantie ; tout est inversé, on te demande de prouver ton innocence alors que les coupables, c’est eux ! Tu en veux à Hershl, tu n’aurais jamais dû accepter de te plier à cette mascarade.
Quelques mois plus tard, tu reçois une lettre t’informant qu’un taux d’invalidité de 10 % t’a été accordé, ce n’est pas suffisant pour toucher une pension à vie mais tu as droit à une indemnité pour ta famille. L’étoile, le camp, lamort. Quelle précision dans l’évaluation ! Que représentent les 54 centimes dans cette comptabilité ? Le prix du fil pour coudre l’étoile ? Tu te précipites dans les toilettes pour vomir.
Une fois encore, Hershl insiste. Tu finis par te présenter au guichet. Le préposé lit le papier, te regarde d’un air soupçonneux puis commence à sortir de grosses coupures, il n’arrête pas d’en compter. Tu le sens mal à l’aise.Tu ne supportes plus son regard, abasourdie même à la vue de l’argent qui s’entasse. Tu étouffes, pourquoi est-ce si long ? Peut-être as-tu mal lu la somme. Envie de partir en courant. Enfin, tu prends la lourde liasse de billets,tu la mets en vrac dans ton sac. Tu vas franchir la porte de la banque quand tu entends glapir derrière toi : arrêtez-la, arrêtez-la !
Tu vois le préposé se précipiter, le visage tout congestionné, les yeux révulsés. Il te traite de voleuse, il en est sûr, tu t’es aperçue qu’il se trompait, pourquoi n’as-tu rien dit ? … Cela fait à peine huit jours que les nouveaux francs sont entrés en circulation, il n’est pas encore habitué !
D’abord sans réaction, tu as soudain envie de tout lui jeter à la figure…