Jacques aime que les choses soient bien à leur place, sinon l’angoisse monte : si par exemple il s’aperçoit qu’un objet a été déplacé, il ne peut rien faire avant de l’avoir remis exactement à sa place. De même, il ne supporte pas que son linge soit posé n’importe comment dans le placard. C’est encore un sujet de dispute permanent avec sa femme. Comment peut-elle mettre dans le même tiroir ses slips et ses chaussettes ? Et puis il préfère que ses chemises soient placées sur l’étagère du milieu et les pulls sur celle du dessous, c’est vrai, c’est beaucoup plus pratique et même plus esthétique !
L’esthétique c’est important pour Jacques, il vérifie chaque jour la disposition des piles de journaux sur la table du salon, le moindre dépassement le trouble et il se doit d’éliminer l’élément perturbateur.
Depuis quelque temps, il a un problème : comment ranger ses livres ? Il en a une telle quantité qu’il ne s’y retrouve plus. Il a décidé de s’occuper de sa bibliothèque et de se débarrasser des multiples cartons qui envahissent son garage, il ne sait même plus ce qu’il y a dedans.
Mais avant il faut qu’il se décide à trouver un nouvel ordre qui puisse le satisfaire, il a déjà pensé à plusieurs possibilités, mais c’est le rangement par taille qui lui plaît le plus car il déteste voir des petits volumes perdus, coincés étouffés même entre des grands qui se croient tout permis comme si leur épaisseur les rendait plus importants !
Pourtant il se rend bien compte que ce n’est pas le rangement idéal. Il a décidé de s’organiser de manière professionnelle et s’est renseigné auprès de la médiathèque qu’il fréquente.
Puisqu’il chamboule tout, autant prendre son temps pour trouver l’ordre le plus rationnel donc le plus pratique. Plusieurs choix s’offrent à lui, le rangement par ordre alphabétique d’auteurs, par pays, par langue, par collections, par couleur de couverture, ce serait beau …
Il pèse le pour et le contre. Va-t-il utiliser une numérotation, la tâche lui paraît colossale mais il imagine la satisfaction qu’il éprouvera quand tout sera terminé.
En attendant sa femme est exaspérée, on ne peut plus circuler dans le salon car il a tout posé par terre. Pour quelqu’un qui aime l’ordre, il exagère !
Il se décide pour l’ordre alphabétique, il tourne autour des piles qui s’écroulent irrémédiablement dès qu’il essaye d’en extraire un volume. Par où commencer, bien sûr par les A mais sur l’étagère du haut ou sur celle du bas ? Doit-il commencer à droite ou à gauche ? Il se rend compte que des livres qu’il aime bien et qu’il feuillette souvent vont être inaccessibles alors que d’autres dont il se fiche complètement (mais attention, il n’est pas question de s’en débarrasser) vont se trouver pile à la portée de son regard. Non, ce n’est pas possible, il replace tout par terre.
Il essaye le rangement par collections, c’est pratique car c’est en même temps presque un rangement par taille. Et en plus, cela facilite son travail pour s’y retrouver dans le capharnaüm du salon. Mais tout de même, trouver un livre de recettes au beau milieu de volumes consacrés à la philosophie ce n’est pas très orthodoxe.
Il faut essayer autre chose. Peut-être une rangement par thème ? Là encore, il retombe dans les mêmes écueils, tout lui paraît en désordre, des ouvrages minuscules qui peinent à apparaître entre de gros volumes ventrus.
Sa femme lui suggère de mélanger plusieurs choix, thème plus taille ou thème plus ordre alphabétique ou …
Il ne veut rien entendre, qu’elle lui fiche la paix, il sait ce qu’il veut obtenir ou plutôt il ne sait plus, l’angoisse le prend à la gorge. Il n’en peut plus, se jette sur le canapé encombré de volumes qui tombent à ses pieds, sa tête va exploser.
Soudain, peu lui importe, il attrape les livres par brassées et les pose tels quels sur les étagères sans plus se soucier de rien. C’est vrai, cette manie du rangement, il faut que ça s’arrête …
Le lendemain, en entrant au garage, il ressent un certain malaise en découvrant que les tournevis et les clés ne sont plus classés par ordre de taille !