Monsieur Isaac feuillette un hebdomadaire, il tombe sur une publicité vantant la station balnéaire de l’Ile-aux moutons. Malgré les photos alléchantes du journal, il ne lui viendrait jamais à l’idée d’aller là-bas ! Décidément les gens sont de vrais «panurges» pense-t-il, ils y croient aux belles images et quand ils arrivent sur place, ils sont étonnés de voir qu’ils se sont fait rouler encore une fois, le camping tout confort n’a que des douches froides, la villa calme se trouve au beau milieu d’un chantier ; et pourtant ils y restent et même, ils reviennent l’année suivante.
C’est le genre de mésaventure qui ne peut pas lui arriver, ça fait longtemps qu’il refuse de partir en vacances. Madame Isaac, elle voudrait bien voyager, visiter d’autres horizons mais elle n’arrive pas à le décider, alors chaque année elle le laisse tout seul dans l’appartement, tant pis. Mais elle n’ose pas vraiment aller loin, alors elle se paye une cure à Capvern. Si elle croit que ça lui peut lui faire du bien, Monsieur Isaac n’est pas contre et puis avoir un peu de tranquillité pendant son absence ça lui convient bien.
Non décidément, voyager ce n’est pas son truc ! D’abord, c’est partout pareil, ce n’est pas un palmier par ci ou un baobab par là qui vont influencer sa manière de voir le monde. Et puis le monde, même si on le visite, qu’est-ce que ça change, hein ? On dirait que le genre humain n’a pas encore compris, partout la même bêtise, la même pourriture.
C’est vrai, il n’a qu’à regarder la télé, tiens cette émission où on leur fait dire n’importe quoi, au doigt et à l’œil ils obéissent, et applaudissez et taisez-vous, ils ont fait des kilomètres pour que l’animateur se moque d’eux… et heureux avec ça, ils ne s’en rendent même pas compte … de vrais moutons.
D’ailleurs, la télé, il ne la regarde plus depuis qu’un jour elle a commencé à grésiller il s’est précipité pour l’éteindre, pas la peine de griller. Madame Isaac voudrait bien en acheter une autre, lui il s’en passe très bien, il a toujours préféré les journaux ; bien sûr il y a de moins en moins à lire avec toutes ces pubs, mais bon, il ne les remarque même plus, à part celle de L’Ile-aux-…, il se demande bien pourquoi.
Les vacanciers, ils doivent être tous à se faire calciner d’un côté puis de l’autre, de vraies côtelettes, ricane-t-il, et après ils retournent à leur camping bondé et ils allument leur barbecue.
Monsieur Isaac a faim, mais attention il ne mange pas n’importe quoi ! Quand sa femme est là, elle sait ce qu’il lui faut mais en ce moment elle est à sa cure, alors il va tous les midis dans un petit restaurant à côté de la Porte St Martin.
— Le plat du jour, c’est quoi ?
— Navarin de mouton, aujourd’hui Monsieur Isaac, je vous le conseille. Extra !
— Ah non, pas de mouton ! Donnez-moi une omelette aux champignons et une salade… non, de l’eau, pas de vin aujourd’hui. Cet après-midi, je dois avoir l’esprit clair. Comme chaque mardi après-midi, il va faire une partie d’échec avec Gurfinkel. Un type bien ce Gurfinkel, un peu vantard, c’est vrai, il faut toujours qu’il parle de son fils qui réussit tout.
… Quand il entre dans l’atelier, l’odeur le saisit. En fait, il lui suffit simplement d’y penser pour qu’elle l’envahisse. Mais toucher les fourrures ça lui manque, il a toujours aimé cette sensation au bout des doigts. Maintenant, à part le manteau de sa femme …, mais qu’est-ce qu’elle penserait en le trouvant dans le placard à tripoter son manteau ? Un jour, tout en disant au revoir à ses anciens collègues, il n’a pas pu s’empêcher de fourrer une petite chute dans sa poche. En regardant le morceau qu’il avait pris, il l’a aussitôt jeté avec dégoût dans le caniveau ; c’était du mouton doré !
En sueur, Monsieur Isaac se dresse brusquement. Il tâtonne un moment avant de trouver le réveil. Il doit se lever tôt ce matin pour aller chercher sa femme à la gare. Mais qu’est-ce qui lui a pris de choisir cet horaire ? Il a vraiment passé une nuit affreuse. Il est pourtant réveillé maintenant mais c’est comme s’il n’arrivait pas à émerger de ce cauchemar, toujours le même. Il avale son café brûlant sans s’asseoir, il est en retard. Dans le métro, c’est la bousculade du matin, il se croirait dans son rêve. Après deux stations, il trouve avec soulagement une place assise, il n’en peut plus, la sensation de suffocation devenait insupportable.
Vraiment depuis quelques temps les moutons le poursuivent, d’où peut bien lui venir cette hantise ? La seule évocation de cet animal lui est insupportable et à chaque fois qu’il y pense, un frisson d’horreur le traverse. Alors il prend des précautions, par exemple il ferme les yeux quand il ne peut pas éviter de passer devant les boucheries avec leurs étiquettes provocantes : agneau, carré, collet, épaule gigot poitrine, selles … Eviter les boucheries, ça c’est facile, c’est sa femme qui fait les courses.
Mais discuter et lire il aime ça. Et à chaque fois il se fait surprendre au moment où il s’y attend le moins. C’est fou le nombre d’expressions qui existent avec ces bestioles : frisé comme…, balayer les … sous le lit, … à cinq pattes, … de Panurge, compter les …, jouer à saute…, revenons à nos … c’est un vrai … enragé, ciel de … Et sûrement des tas d’autres, il ne va tout de même pas s’amuser à tout répertorier.
Quant à la radio, n’en parlons pas. L’autre jour, par exemple, il y avait une table ronde avec l’intervention des auditeurs. A propos de la Résistance, de la M.O.I., des camps ; ce genre d’émission, ce n’est pas bon pour son moral, il sait bien qu’il n’en dormira pas de la nuit ; quand sa femme est là, elle change le programme mais lui, il ne peut pas s’empêcher d’écouter.
Et soudain, la rage l’envahit quand il entend : pourquoi sont-ils allés comme des moutons à l’abattoir ?