A Leonardo Cremonini (1925, 2010)
Sortant de l’ombre, derrière une porte entrouverte, la silhouette, les bras entravée par des bandelettes, s’avance, un pinceau à la bouche, vers un châssis de tableau vide. Tu regardes le titre : Liberté de parole. Ton regard ne peut se détacher de la toile, le vide du châssis t’attire, cadre de miroir brisé où tu te perds, tu es aspirée et bascule dans le gouffre. Ton cauchemar prend forme et va te hanter nuit après nuit.
Tu cherches une reproduction de ce tableau, tu en as déjà une sur la couverture d’un livre de poche mais elle est très floue et en noir et blanc.
Un jour tu passes devant la Galerie Claude Bernard, tu aperçois dans la vitrine l’affiche annonçant l’exposition du peintre. Tu entres, le tableau y est-il ? Beaucoup d’œuvres nouvelles, le monde se presse près du buffet, ce doit être le vernissage.
Tu t’adresses à l’accueil, parmi tous les catalogues en vue y aurait-il celui qui contient Liberté de Parole demandes-tu ? Demandez au peintre, il est là, vous voyez, le monsieur au costume couleur miel.
Tu n’oses pas t’approcher, tu as si longtemps rêvé de cette rencontre. Tu déambules tout en jetant de temps en temps vers le groupe un œil que tu détournes quand le peintre croise ton regard. Il s’approche, je peux peut-être vous aider, tu lui parles du catalogue, de ta recherche.
Tu dis de quelle toile il s’agit, il devient blême, pourquoi particulièrement ce tableau demande-t-il d’une voix cassée. Tu bredouilles une vague explication il t’arrête brusquement savez-vous que vous remuez le couteau dans la plaie, quand il l’a peint, c’était la guerre d’Algérie, la torture, la censure, il était l’homme aux bandelettes, entravé, impuissant à changer le cours des choses ! Après, il a failli ne plus jamais toucher à un pinceau, maintenant il renie cette toile, et vous qui me rappelez cette période !
Il te prend par le coude, t’entraîne hors de la galerie dans un café, il veut comprendre, il te questionne. Tu racontes ton travail, tes doutes, il t’arrête, essaie de te persuader, il faut dire, parler, hurler même, ne jamais abandonner, ne pas rester spectateur, s’engager. Pas convaincant ce langage de militant, tu le connais trop bien. Liberté de parole peut-être mais surtout vanité de parole …
Quand tu rentres, tu vas dans ton atelier. Tu commences à préparer une grande plaque de cuivre, tu la polis longuement, la nettoies, l’enduis de vernis. Tu choisis une pointe fine et commences à dessiner minutieusement, petit à petit les bandelettes apparaissent, il est difficile de les différencier de l’homme écorché, il est entravé mais n’a pas de pinceau dans la bouche, il gueule. Parfait dessin pour une affiche d’Amnesty penses-tu.
Quand tu termines la gravure, tu la tires en deux exemplaires, tu en envoies une au peintre. Puis tu te débarrasses des encres, des vernis, des acides, des burins et pointes, des tarlatanes, des feuilles de papier Arche 180 grammes. Tu décroches toutes les gravures, les enlèves des cadres, tu places les dessins dans un grand carton vert et range le tout au fond du cagibi. Tu décides de vendre la presse.
C’était ton dernier tableau, désormais tu vas consacrer tout ton temps à la musique.
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